Les mécanos de l’extrême 17


Disclaimer : ce titre est un titre racoleur, ou « putaclick » comme on dit chez les jeunes. En vérité, on a juste changé nos filtres…

Le départ était prévu au petit matin, mais il est maintenant 11h et nous sommes toujours à Carthagène. C’est que nous y avons maintenant des amis, et le cœur gros de les quitter déjà.

C’est là une des particularités attachantes du monde de la mer : on se rapproche très vite et très naturellement des gens que l’on rencontre. Les millionnaires aux voiliers flamboyants côtoient les vagabonds des mers aux embarcations rapiécées, les retraités prennent l’apéro avec leurs voisins qui pourraient être leurs petits-enfants, les vieux loups de mer échangent leurs récits de navigations lointaines avec les grands débutants que nous sommes, le tout sans aucune gêne et avec beaucoup de simplicité. L’entraide est partout. Nous ne comptons plus les fois où l’on nous a donné un conseil ou un coup de main totalement désintéressé. De notre côté, Sarah soigne les petits bobos des humains et moi ceux des ordinateurs. Sarah partage ses recettes de produits de beauté et d’entretien maison tandis que j’organise un trafic de guides nautiques et touristiques scannés. Tout cela forme un vaste système de gentillesse circulaire composé d’inconnus. Et dire qu’à Paris, on connaissait à peine nos voisins …

Les équipages de Diatomée (à gauche) et de Gorgona (à droite). A bientôt !

Puis vient le temps des adieux, et l’on se dit au revoir comme si on se connaissait depuis toujours, bien décidés à rester en contact par mail, Facebook ou blog interposés. Parfois, les échanges se font ténus jusqu’à disparaître tout à fait. Avec d’autres, on continue à discuter et à planifier le moment où l’on se retrouvera, des mois plus tard à des milles de là. Alors, on sait que l’on tient quelque chose.

En l’occurrence, nous avons vraiment hâte de recroiser tout ce petit monde à Hyères et en Corse cet été. Les amarres sont larguées, et après un dernier coup de corne de brume sur Diatomée pour nous saluer, nous voyons les mâts connus, puis les tourelles du port, et enfin la ville toute entière disparaître. Le vent est exactement tel qu’annoncé, et c’est à la voile que nous rallions le Cabo de Palos, 15 milles plus à l’Est. De là, c’est cap au 35° jusqu’au Cabo de la Nao, en face d’Ibiza, puis 50 derniers milles au 330° jusqu’à Valence.

Le soleil couchant, annonciateur d’une longue nuit de veille sous un ciel étoilé !

Le souci, c’est que le vent n’est plus au rendez-vous. En gros, en Méditerranée, il semble y avoir trois possibilités :

  • Soit le vent est fort et dans le mauvais sens : c’est facile, on ne part pas.
  • Soit le vent est fort et dans le bon sens : choix Cornélien : soit on part en se disant qu’au portant, un coup de vent ne nous fait pas peur. On risque d’avoir une navigation désagréable, avec pas mal de houle, et on n’est jamais à l’abri d’une petite sous-estimation des prévisionnistes. Un coup de vent au portant, oui, une tempête, moyen-bof.
  • Soit, et c’est souvent le cas, il n’y a pas de grosse dépression qui crée une situation nette et précise. C’est le monde des phénomènes locaux et des battements d’ailes de papillons. Le bulletin météo indique souvent du vent aux quatre points cardinaux selon l’heure, on passe en 5 minutes d’un calme plat à un vent à faire s’envoler un enfant de moins de 12 ans (ne riez pas, c’est la définition quasi officielle de force 10). Seul avantage, l’absence de vent bien établi ne permet pas à la houle de se lever.

En l’occurrence, après deux semaines de Tramontane, c’est maintenant une pétole variable (3ème cas, donc) qui nous attend. C’est au moteur que nous faisons le trajet, parfois aidés de notre grand-voile qui nous permet de maintenir une vitesse égale avec deux fois moins de carburant – on appelle ça du motor-sailing. Peu après avoir passé le niveau d’Ibiza, aux aurores, notre régime moteur chute subitement. Je repasse au point mort, remet des gaz, mais rien n’y fait, il refuse obstinément de monter dans les tours. Tout juste consent-il, à un train de sénateur, à remonter à 2000rpm (rotations par minute) environ. Alors, que je passe en marche arrière puis en avant pour basculer notre hélice en over-drive, il cale carrément (notre hélice fera l’objet d’un article à part entière, elle l’a bien mérité). Heureusement, il finit par repartir, mais nous doutons un peu de sa capacité à tenir une dizaine d’heure à ce rythme. Surtout, son manque de patate risque de poser problème pour la manœuvre d’arrivée …

Bref, nous ne sommes pas totalement sereins, et nous décidons de nous arrêter dans le premier port venu pour investiguer tout ça. Cap sur Dénia, et son immense marina moderne (avec salles de bains tout confort individuelles !) et surtout son shipchandler. Après quelques recherches sur Internet, et quelques coup de fils à des amis (merci Olivier !), j’en arrive à la conclusion qu’il est temps de changer les filtres diesels.

Notre yanmar 4JH2-TE

Voici venu le temps du fameux paragraphe technique. Les injecteurs d’un moteur diesel sont calibrés pour du diesel pur, et pour rien d’autre. Qu’une bactérie, une molécule d’eau, ou une impureté quelconque arrive jusqu’à eux, et c’est la catastrophe. Que de l’air s’immisce dans le circuit, et le moteur calera. Or, les bactéries sont ravies de proliférer dans une cuve de diesel, et la condensation asperge généreusement tout ce petit monde de molécules d’H2O fort malvenues. Pour éviter les problèmes, on ne met que du diesel de bonne qualité dans la cuve, ou alors on filtre (en Europe, pas de problèmes, mais ailleurs, gare). On peut également verser dans le réservoir de l’anti-bactérien juste avant le plein. Concernant l’hivernage, certains assurent qu’il faut garder le réservoir plein pour limiter au maximum la condensation tandis que d’autres prétendent que le vider évite les problèmes de bactéries (voir ici tout en bas). Pour compliquer le tout, le diesel n’est plus utilisable au bout de deux ans environ – avis à tous les catastrophistes qui construisent des bunkers et stockent des hectolitres d’hydrocarbures. Habitant sur Lucy, ni l’hivernage ni la péremption ne sont des soucis pour nous.

Le tuyau qui part du réservoir diesel n’est jamais tout au fond afin de ne pas récupérer d’eau (celle-ci est plus lourde que le diesel, et stagne donc dans les profondeurs). Avant d’arriver au moteur, le diesel passe dans un premier filtre muni d’un décanteur, qui permet à nouveau de séparer l’eau par gravité (au cas où), et d’éliminer le gros des impuretés. Je pensais en mettre un de 30 microns, mais le ship m’a assuré qu’il fallait du 10. En même temps, c’est tout ce qu’il avait en stock… Le diesel passe ensuite dans un second filtre, plus fin, qui élimine les derniers intrus. Ensuite, injecteurs, pistons et compagnie. Le tout demande fort peu d’entretien puisqu’il suffit de vider régulièrement l’eau du décanteur à l’aide de sa vis de purge, et de changer les filtres toutes les 250 ou 500 heures moteur, selon les sources. Une fois les filtres changés, il faut dévisser une autre vis de purge par laquelle l’air s’évacuera tandis qu’on pompe du diesel à l’aide d’une « pompe à pouce » totalement sous-dimensionnée. Certains la remplacent par une poire d’amorçage, mais il paraît que le plastique finit par devenir poreux et fuir. Avant tout ça, il faut en théorie fermer la vanne d’arrivée de diesel, ce qui a du sens si le réservoir est au-dessus du filtre. Ce n’est pas le cas pour nous, mais dans le doute, on la ferme quand même, tout en tâchant de ne pas oublier de la rouvrir après l’opération.

Je m’en fais toute une montagne car c’est la première fois que je me lance dans pareille entreprise, mais en fait, rien de sorcier. A part un mystérieux orifice au fond du nouveau filtre qui s’avérera être prévu pour une sonde de détection d’eau dont notre moteur n’est pas pourvu et un nouvel aller retour chez le ship pour l’échanger contre un modèle non-troué, tout se passe comme prévu. Mais une fois redémarré, le moteur ne tient pas le ralenti, et c’est la panique. Re-coup de fil à Olivier, panique dissipée, il paraît que c’est normal. Nous le faisons tourner une dizaine de minutes à 1500 tours, puis 5 minutes à 2500. Voilà, finalement, c’était facile. La vidange prévue pour la semaine prochaine nous fait d’un coup beaucoup moins peur.

C’est vers 9h que nous quittons la marina de Denia pour Valence. Là encore, le vent refusera obstinément de se lever, et c’est à nouveau en motor-sailing que nous bouclerons les 45 milles du jour. La méditerranée n’étant pas du genre à tolérer telle stabilité, à quelques encâblures de l’entrée, un grain passe : des rafales à 30 nœuds et des trombes d’eau s’abattent sur nous. Je précise qu’une encâblure n’est pas une vague notion de distance littéraire, mais une unité précise, exactement égale à un dixième de mille nautique, soit 182.5m. Le mille nautique étant lui-même défini comme une distance d’une minute d’angle à l’équateur, soit 1/21600ème de circonférence terrestre. Voilà qui est bien moins arbitraire qu’un mètre venu d’on ne sait où ! Bien sûr, en écrivant « quelques encâblures », on perd un peu en précision, il faut bien l’avouer.

La côte espagnole, des falaises et encore des falaises

Nous ralentissons notre approche pour laisser passer l’orage, mais il semble parti pour durer, et nous nous décidons à accoster. Nous prenons notre pendille comme des pros, et comme des bretons (c’est-à-dire en marche avant). Toutefois, étant donnée la position très basse du ponton, la hauteur de notre étrave, et la présence d’invités à bord la semaine prochaine, Lucy va probablement avoir droit à un demi-tour demain, et montrera donc ses fesses au tout-venant. Une première !

 


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17 commentaires sur “Les mécanos de l’extrême

  • Cecile

    Je vous ai trouvé par hasard en naviguant….Sur le net! Et je dois dire que cela me donne envie d’accélérer le projet « bateau » que nous avons mon compagnon et moi! Bonne route à vous et conrincez de nous réciter aussi bien votre épopée!

    Kenavo! ⛵

    • B Auteur de l’article

      Voilà un commentaire qui nous a tous les deux mis de bonne humeur pour la journée ! Il y a deux ans, à l’époque ou nous vivions encore en mode vélo-boulot-dodo, on passait nos soirées à lire des blogs de familles ayant fait le grand saut. C’est d’ailleurs via l’une d’elles qu’on a (indirectement) trouvé Lucy.

      Merci pour les compliments, ça nous touche beaucoup, et si on peut vous aider à partir en répondant à des questions, ce sera avec plaisir … tout en ne perdant pas de vue que nous sommes encore des marins débutants, mais du coup nos conseils seront peut être plus actuels que ceux des vieux de la vieille qui ont acheté leur voilier dans les années 70 🙂
      Kenavo !

  • Sales Patrick

    Bonsoir,
    C’est avec un grand plaisir que nous vous lisons. Et que nous suivons votre aventure (avec beaucoup d’admiration bien sûr).
    Continuez pour notre grand plaisir et pour le vôtre !
    Un grand merci.
    Bien à vous
    Bien sincèrement

    • B Auteur de l’article

      Le séjour à Valence commence bien, puisqu’on a passé la soirée d’hier avec Olga & Mitxel autour d’une tortilla 🙂 Merci à ta chérie pour le service d’entremetteur 🙂

  • edith

    Pour une mère (qui se plait au ciel gris de Paris), lire vos petits billets d’ailleurs est bonheur du matin. Ils aident les pensées à aller vers vous…
    La petite chatte sur mes genoux vous envoie des bises, et moi …

  • Ses

    Dans le voyage, quant on retrouve des gens ça a quelque chose de rassurant et d agréable… On laisse rentrer les autres dans notre bulle quotidienne. On a envie de partager et ça sublime le voyage. Les rencontres sont même d’ailleurs tout aussi importante que le voyage en lui même… Dans notre vie de tous les jours nous ne sommes pas prêt à partager… Nous avons déjà tellement peu de temps pour nous même… Nous offrons qu un temps choisi et infime à nos proches qu’il terriblement difficile de s’ouvrir aux autres inconnus… Le voyage et surtout celui que vous accomplissez est aussi un des rares types de voyage qui peut vous offrir ce luxe… Celui de rencontrer et de partager votre vie avec d’autres gens que vous n’auriez pas pu rencontrer autrement. Mais il vous offre aussi quelques choses d’autre dont je suis jaloux et que je n’ai pas encore retrouvé depuis que nous somme rentré du notre; c’est celui de l ennui… Mais pas l ennui dans le sens péjoratif qu’on lui connait. L’ennui dans ce qu’il a de reposant. Juste ce dire « ben vient on fait rien et puis tant pis il se passera rien on est pas un jour près » certains vous dirons « oui mais en vacances tu fais rien si tu veux » FAUX ! En vacances tu as tjs un sentiment de culpabilité… Tu pars 15j au mieux 21. Tu as la perspective d’un retour, de visite de trucs à faire que tu as pas fait etc… Là rien, que vous, votre bateau et la Vie.
    Enfin chapeau et bravo pour ce passage Moteur j’avoue ma mécanique ça m’a tjs fait peur.
    Grosses bises à vous de la part des sédentaires

    • Sarah

      Je suis entièrement d’accord avec ton analyse. D’abord sur les rencontres : à Paris, je n’avais envie de faire aucun effort pour rencontrer nos voisins par exemple, le peu de temps libre que j’avais je le consacrais à mon entourage proche, et se faire de nouveaux amis était devenu rare, car je n’avais déjà pas suffisament de moments à passer avec les anciens. En vacances, même à l’autre bout du monde, les rencontres étaient limitées par l’idée d’optimiser les découvertes en multipliant les déplacements. Dans notre nouvelle vie, si nous rencontrons des personnes avec qui nous nous entendons bien, nous prolongeons notre séjour, car nous ne sommes plus aussi pressés par le temps. Nous apprenons à vivre l’instant présent, à nous détacher du matériel, et à nous recentrer sur l’immatériel : les rapports humains, les sensations apportées par le vent, le rêve éveillé en regardant la mer. Quand nous regardons en arrière, nous avons l’impression d’avoir vécu des mois là où seulement deux semaines se sont écoulées ! Notre vie est plus remplie alors qu’elle pourrait sembler, de l’extérieur, l’être moins…
      La seule chose que nous regrettons un peu, c’est de ne pas pouvoir plus partager cette nouvelle vie avec nos amis. Alors venez nous voir !! 😀

  • Le Poulpe

    Tu verras tu vas vite t’y faire à ton bourrin ! Une vidange ou un changement de filtre c’est la grande routine ^^ Sinon en passant une astuce de marin pêcheur pour le gazole : 20cl d’alcool à bruler pour 100L de gazole quand tu fais le plein. Le moteur le mangera sans broncher par contre les bactéries qui batifollent dans le réservoir elles aiment vraiment pas !

  • Peter

    Salut,
    Je découvre votre voyage et je n’ai pas encore tout lu. Je serai intéressé de savoir quelle formation à la voile vous avez et quelles expériences ou traversées vous avez réalisées avant de vous lancer dans ce périple ?
    Merci
    peter