La Vilaine


Nous pensions profiter du printemps pour sillonner la baie de Quiberon loin de la foule des vacanciers, mais c’est raté. Nous sommes fin juillet, et Lucy est toujours où nous l’avions laissée en rentrant d’Espagne, ou presque. Nous avons juste eu l’occasion de faire une très agréable navigation du Crouesty, lieu de notre atterrissage, jusqu’au port d’Arzal, sur la Vilaine. L’occasion pour Lucy de retrouver son équipage au complet, puisque les filles avaient déclaré forfait pour la dernière étape, pour cause de mal de mer ; plus exactement, Sarah est bien sûr toujours partante pour braver l’océan, mais Elaya – du haut de ses un an – a mis le holà à toute velléité de dégolfage. Je précise que comme tout le monde je dis dégolfer pour franchir le golfe de Gascogne, et ce dans n’importe quel sens, sans vraiment savoir si c’est exact ; je suis preneur de l’info si vous l’avez !

Cette étape se fait par une bonne brise d’Ouest qui nous permet de faire cap direct sur la Vilaine, voile en ciseaux. Une fois bien embouchés, un autre monde s’offre à nous. Les berges sont verdoyantes et pleines d’oiseaux, avec presqu’aucune trace d’urbanisation. Tout juste aperçoit on ici ou là une maison dans une trouée d’arbres. Après deux petites heures au moteur – les plus hardis font le trajet à la voile, mais c’est notre première rivière et nous ne sommes pas particulièrement à notre aise – nous arrivons au barrage d’Arzal. En plus nous avons des invités de marque : David, le parrain d’Elaya, et Jacques, un de ses amis complètent notre équipage, ce n’est donc pas le moment de se louper ! Le passage de l’écluse est aussi une nouveauté pour nous, et même si ce n’est pas sorcier sur le papier, nous sommes toujours un peu nerveux pour les premières, d’autant plus que notre propulseur à (encore) décidé de faire des siennes, tandis que notre dérive est bloquée en position haute. Je l’avais laissée ainsi en laissant le bateau au Crouesty en prévision d’hypothétiques grandes marées et commence à regretter ma prudence.

Les récits d’éclusages que nous avions lus impliquaient de faire pas mal d’acrobaties, surtout en montant, pour passer de longues amarres jusqu’à des bites situées en haut des parois, mais point d’escalade ici : il y a de longues chaines verticales à intervalles réguliers autour desquelles l’on passe nos amarres, qui coulissent ensuite tandis que le niveau monte. Voilà pour la théorie car en pratique une amarre à tôt fait de se retrouver coincée entre deux maillons si l’on n’y prend garde. Quelques semaines plus tard, nous aurons l’occasion d’observer la scène comme piétons, un dimanche de vacances scolaires : l’écluse est bondée et c’est l’apocalypse ! Au milieu d’une poignée seulement d’autres bateaux, notre éclusage se passe sans encombre mais avec quelques frayeurs, et nous nous retrouvons amarrés à Camoël.

Le port D’Arzal Camoël se partage les rives de la Vilaine ; nous sommes rive gauche, en pleine forêt, tandis que la rive droite profite d’un environnement moins charmant et plus animés : un immense port à sec, plusieurs ships, des restaurants, et même une épicerie. Comme il faut bien parler des choses importantes, les sanitaires en très bon état nous font vite comprendre que l’eau potable est rare (chaque éclusage en déverse des milliers de litres dans l’océan) : les douches fournissent 15s par pression d’eau côté Arzal, et seulement 3 secondes côté Camöel ; radical mais efficace… Arzal est aussi un repère d’araignées : faites y halte 48h et il y a fort à parier que vos amarres auront servi de support à quelques toiles !

Après quelques jours à flot, nous sortons Lucy de l’eau. D’après le grutier, elle a encore grossi puisqu’elle affiche maintenant 17 tonnes sur la balance, sans équipage ni avitaillement. Notre objectif : profiter de la chambre d’amis de David, à quelques kilomètres de là, pour contrôler l’état de notre antifouling et de parer aux bricolages urgents – propulseur d’étrave et chauffe-eau en rade. C’est qu’on en a un peu assez de la bouilloire électrique pour les bains d’Elaya et des frayeurs qui vont avec les manœuvres de port un peu ventées. Les puristes penseront peut-être que de leur temps, on se passait bien de propulseur d’étrave, mais je leur répondrai que c’était avant l’avènement des bi-safrans. J’ouvre ici une petite parenthèse pour ceux qui n’auraient rien compris à la phrase précédente. Pour diriger un bateau, on utilise une planche verticale plantée dans l’eau qui va dévier les filets d’eau : c’est le safran. Bien entendu, si le bateau est à l’arrêt, il n’y a rien à dévier, et on peut l’orienter comme on veut sans conséquence aucune. Sauf que, et c’est là l’astuce, l’hélice est en général juste devant le safran, ce qui permet, même à l’arrêt, de faire pivoter le bateau en mettant un gros coup de marche avant et la barre dans le coin. Le souci, c’est que Lucy à une hélice (au milieu) et deux safrans (sur les côtés) ; à l’arrêt ou à très faible vitesse, elle est donc totalement livrée aux éléments, d’où le propulseur d’étrave, un puissant moteur électrique de plusieurs chevaux qui pousse le nez du bateau à bâbord ou à tribord selon les desiderata du barreur. Les puristes susmentionnés diront que de leur temps, il n’y avait pas de moteur et qu’on faisait tout à la voile, et je n’ai cette fois pas grand-chose à leur répondre ! Fin de la parenthèse !

Après quelques semaines, nous avons eu le temps de faire un saut à Paris revoir les amis que nous avons laissé dans la jungle urbaine, et Lucy a maintenant un chauffe-eau. Le propulseur ne marche toujours pas, mais il est moins malade ; c’est-à-dire qu’au lieu de ne pas fonctionner pour trois pannes cumulées différentes, il n’y en a plus qu’une : on progresse !

Nous avons profité de l’attente des pièces nécessaires pour nous promener un peu sur la Vilaine, que l’on peut remonter jusqu’à Redon sans démâter (hauteur libre : 35m). A 5 nautiques en amont d’Arzal se trouve la Roche Bernard, un village charmant et très touristique, pour le meilleur et pour le pire. 5 nautiques de plus, et vous êtes à Folleux, un port en pleine forêt avec barques en libre-service pour rallier les deux rives. Dans les sanitaires, un panier plein de légumes du potager d’un habitant du coin qui écoule ainsi gratuitement ses surplus ; nous hériterons ainsi d’une courgette de la taille d’une bouteille de vin ! Il y a aussi un marché local le vendredi soir qui ressemble totalement à une kermesse, et l’ensemble donne envie de s’y arrêter quelques semaines, hors du temps !

La Vilaine est aussi belle qu’en aval d’Arzal : sauvage et très verte. La quiétude des lieux est seulement troublée par le ronronnement de notre moteur, car la navigation à la voile dans un fleuve pas si large que ça est plutôt déconseillée quand on a un gros bateau plus à l’aise dans un grand frais au large que coincé entre deux berges, aussi charmantes soient elles. Nous croisons tout de même un vieux gréement toutes voiles dehors qui monte et descend la Vilaine avec sa cargaison de vacanciers, infiniment plus sympathiques que les grosses vedettes jaunes qui promènent leurs touristes au son d’un speaker neurasthénique qui décrit pour la dix huit millième fois de sa carrière le formidable barrage d’Arzal (saviez-vous qu’il a été érigé pour assécher des marécages ?)

Certains se demandent peut-être ce que l’on fait là, nous qui avions quitté il y a deux ans la Bretagne pour les eaux toujours chaudes du Pacifique. Les plans sont faits pour être changés, et les nôtres ont été bien chamboulés par l’arrivée d’Elaya. Notre petite choupinette a le mal de mer, et il nous parait absurde et un peu cruel d’imposer une traversée terrible à un enfant qui n’a rien demandé à personne, sans parler des risques réels pour sa santé. Lucy, de son côté, nous a montré ses limites : c’est un bateau très sûr dans le gros temps et très confortable, mais une foule de petits détails y rendrait la vie plus agréable encore : une vraie couchette de mer, une position confortable pour bosser sur un ordinateur sans être courbé sur l’écran, une capote « en dur » pour remplacer l’assemblage de tissu et plastique qui a cessé d’être transparent depuis longtemps. Et que dire de l’antidérapant du pont qui part en lambeaux, ou de notre annexe gonflable à fond plat dangereuse par le moindre petit clapot, ou de notre radar datant du siècle dernier, etc.

Bref, une ou deux années de bricolage se profilent devant nous, mais ce n’est que reculer pour mieux sauter ! La traversée de l’Atlantique n’est pas annulée, elle est juste légèrement différée, le temps de renflouer la caisse de bord et de repartir avec un moussaillon plutôt qu’un bébé ! Pour l’instant, nous revoilà à demi terriens !

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