Une Lucy toute neuve !


C’est par un samedi bien venteux que nous arrivons à Port St Louis du Rhône pour hisser Lucy hors de l’eau. Le Mistral a décrété une trêve matinale, voire très matinale, et c’est donc à 6h du matin que nous quittons le Vieux Port de Marseille pour rallier au moteur l’embouchure du Rhône. Nous lui faisons, comme d’habitude, nos adieux définitifs, et admirons pour la dernière fois le soleil levant distillant ses premiers rayons sur la « Bonne mère ».

On pourrait croire que les bords du Rhône sont charmants, mais il n’en est malheureusement rien, tant la côte est défigurée par la marine marchande. Imaginez au premier plan d’énormes pétroliers au mouillage, derrière lesquels s’amassent silos et raffineries, crachant dans le ciel leurs lugubres volutes de fumée noire. L’une d’elle est surplombée d’une immense flamme qui danse et donne à l’ensemble un air de Mordor.

Il faut donc zigzaguer entre les cargos, ce qui se fait assez bien puisque ceux-ci restent en théorie dans leur rail, que l’on s’efforce de traverser perpendiculairement et à vive allure. Ca tombe bien, il parait qu’il est bon de décrasser régulièrement le moteur en lui faisant faire un petit quart d’heure à 2500 tours-minute. On se retrouve quand même nez à nez avec un petit pétrolier (à peine une centaine de mètres). A notre babord, une cardinale Nord et juste derrière elle un bateau échoué, à notre tribord le fameux rail, et face à nous le bébé pétrolier. La théorie veut que l’on évite à droite dans ces circonstances, mais il nous paraît plus logique de laisser le pétrolier regagner le rail et de coller la cardinale. Ce que nous faisons. Résultat, un gros coup de corne de brume; demi-tour immédiat de notre part pour soustraire nos vitesses au lieu de les ajouter, et une petite frayeur somme toute bien contrôlée, en tout cas bien mieux que la dernière fois que nous avons été gratifiés des décibels d’un géant des mers, à Barcelone.

Les mâts du bateau échoué à l’entrée du chenal de Port St Louis du Rhône

Nous arrivons donc au port à sec, où Lucy passera deux semaines, et c’est à nouveau le moment de notre petit intermède technique, dont je crains fort qu’il dure presque jusqu’à la fin de l’article ; mais j’ai tout écrit simplement, et vous devriez apprendre plein de trucs si vous n’y connaissez rien, et même peut-être une petite astuce si vous êtes un vieux loup de mer (qui sait ?). En route donc pour la technique !

Un bateau doit régulièrement être sorti de l’eau pour repeindre ses œuvres vives (on parle des œuvres vives pour la partie de la coque qui est sous l’eau, tandis que les œuvres mortes se trouvent au-dessus de la flottaison). Il ne s’agit pas d’une question d’esthétique, d’autant plus qu’on ne voit rien puisque c’est sous l’eau, mais bien de protéger la coque des diverses algues et mollusques qui y élisent domicile. Les premières ralentissent le bateau, tandis que les seconds se plantent dans la coque et peuvent l’endommager. On sort donc le bateau régulièrement (tous les 12-18 mois en théorie), on gratte la vie qui s’est installée là, et l’on applique plusieurs couches d’une peinture plus ou moins toxique (plutôt plus que moins) appelée antifouling. Celle-ci contient un biocide qui permettra de tuer – littéralement – dans l’œuf toute velléité d’incrust’. Le cuivre est souvent utilisé, mais il réagit très mal avec l’aluminium et nous devons donc utiliser un antifouling spécial (A2 de Nautix), en théorie moins efficace. Il nous faut aussi choisir entre les trois types de matrice (dure, érodable, ou mixte). La matrice dure résiste mieux dans le temps mais est moins efficace et plus dure à gratter lors de la session suivante; la matrice érodable disparaît progressivement à mesure que le bateau navigue, ce qui lui confère une plus grande efficacité mais pendant moins longtemps; et la matrice mixte rassemble assez mystérieusement les avantages – et  les inconvénients – des deux approches. C’est celle que nous avons choisie pour Lucy. Il y a aussi la question de la couleur, et nous avons décidé d’alterner à chaque nouveau carénage (ah oui, on appelle carénage la fastidieuse opération de nettoyage de la coque). L’alternance permet de mieux voir où l’on en est : si la strate précédente réapparaît sous l’eau, c’est qu’il est temps de caréner !

Le bateau hors de l’eau, c’est aussi l’occasion de réaliser un tas de petits bricolages tout à fait faisables « à flot » mais beaucoup plus simples « à sec », comme le changement des anodes par exemple (j’y reviendrai !)

Pour l’heure, nous voici donc arrivés au port à sec et nous allons nous présenter aux grutiers. Les bateaux du gabarit de Lucy sont en règle générale sortis avec un travel-lift (c’est le gros truc bleu ci-dessus). C’est facile et sans danger pour peu qu’on évite les deux écueils du placement des sangles et de la gestion du pataras. En gros, le grutier vous demandera peut-être de choquer votre pataras, et s’enquerra de l’endroit où il doit placer les deux sangles qui viendront soulever votre navire. C’est parfois marqué sur la coque mais pas toujours. Si – comme nous – vous avez très peu d’espace entre l’hélice et les safrans, une petite photo des lieux aidera beaucoup le grutier. Pour Lucy, il faut faire monter la sangle le long des safrans avant de ré-avancer le long de la coque au-dessus de l’arbre d’hélice, opération qui se termine par une tentative de rotation « à la main » de l’arbre, histoire de vérifier que la sangle n’appuie pas dessus. Ensuite, ce sont les grutiers qui travaillent : ils hissent le bateau hors de l’eau, l’emmènent jusqu’à son emplacement, le posent sur de grosses poutres en bois, et utilisent un ber pour le caler de tous côtés (ci-dessous).

Comme vous pouvez le constater, un bateau à sec, c’est tout de suite beaucoup moins glamour !

La vie sur un voilier à sec n’est pas très agréable. A la morosité de l’endroit viennent s’ajouter une longue échelle à grimper pour monter à bord et l’absence de toilettes (puisqu’on n’a pas d’eau de mer à pomper pour la chasse d’eau). Certains bateaux, dont le compresseur est refroidi à l’eau, doivent même se passer de frigo, mais ce n’est pas notre cas. Pour nous qui avons un bébé à bord l’échelle et les sanitaires éloignés sont des problèmes, mais heureusement la mère de Sarah a loué une petite maison – avec piscine s’il vous plait – dans le coin. Ce sera l’occasion pour elle de profiter de sa petite-fille, pour Sarah de se reposer un peu, pour Elaya de découvrir la joie de prendre un bain dans une vraie baignoire, et pour moi de pouvoir bricoler sans passer mon temps à ranger ou à synchroniser la perceuse et les horaires de sommeil de la petite. En plus, Jean-Michel (le compagnon de Colette, la mère de Sarah, pour ceux qui n’ont pas suivi les épisodes précédents) est un sacré bricoleur, et il a prévu de me donner un petit coup de main qui tombe à point nommé, tant la liste des travaux à faire est longue.

Pensez donc, il faut :

  • Caréner, c’est-à-dire passer le bateau au Kärcher, tout poncer (c’est le plus fatigant), rincer, passer une première couche d’antifouling, puis une deuxième, puis une troisième à la flottaison et sur les safrans, qui sont les plus vulnérables, et enfin remettre à l’eau
  • Vérifier que tout va bien sous la flottaison (bagues de safran, dérive, hélice…)
  • Fabriquer et fixer la fameuse plaque qui referme notre coque lorsque notre propulseur d’étrave est rentré, et que nous avons arrachée lors d’une manœuvre un peu hasardeuse à Ajaccio
  • Installer des toilettes électriques à l’avant qui devraient nous permettre de pomper régulièrement et d’éviter ainsi l’odeur soufrée d’eau de mer croupie dans les canalisations à chaque utilisation
  • S’occuper de notre frigo qui consomme beaucoup et refroidit trop peu
  • Elargir la future couchette d’Elaya – c’est que mademoiselle aime dormir les bras en croix – et lui installer une table à langer Princess Size
  • Réparer notre déssal qui refuse obstinément de fonctionner depuis qu’on est rentrés sur le continent
  • Changer nos anodes sacrificielles (l’explication fera sans doute l’objet d’un article dédié). En gros on met des morceaux de Zinc sur la coque pour qu’ils soient détruits par corrosion électrolytique préférentiellement à notre précieuse coque. Il faut bien sûr les changer régulièrement, et trouver les bonnes pièces, ce qui implique malheureusement pas mal d’aller-retours chez le ship, surtout quand vous avez un axe aux mesures impériales (1″1/4)
  • Régler nos problèmes de douche. Entre l’évacuation bouchée et le caillebotis sous lequel s’accumulent les saletés, nous évitons d’utiliser la salle de bains avant pour nos ablutions; heureusement c’était l’été et nous pouvions nous doucher dans la jupe !
  • Installer les deux tourets en inox que Jean-Michel nous a confectionnés et qui viendront recevoir nos deux amarres de 100m en prévision des calanques exiguës où l’on met une amarre à terre pour ne pas éviter dans les bateaux voisins, et des mouillages de Patagonie où l’amarrage à terre est un impératif pour dormir tranquille

Le jeu des sept différences …

Une fois sa mère repartie, Sarah va passer une semaine à Paris avec Elaya, pour s’occuper de divers éléments administratifs et présenter Elaya à ses amis et à ma famille. D’après nos calculs, nous remettrons Lucy à l’eau le jour de leur retour. Bref, j’ai du pain sur la planche.

Comme toujours dans le nautisme en général – et dans un port à sec hors saison en particulier – on donne des coups de main sur les bateaux d’à côté et l’on reçoit pas mal d’aide et de bons conseils en retour. Bref, j’ai aidé trois suisses à préparer leur mini-voilier avec lequel ils comptaient rallier le Brésil, Bruno m’a aidé à caréner, et surtout j’ai rencontré l’équipage de Huapaé avec qui j’ai vite sympathisé.

Stéphane et Céline ont construit de A à Z leur bateau, autant dire que ce sont de sacrés bricoleurs. Ils m’ont prêté une ponceuse qui faisait ressembler la mienne à un jouet pour enfant et m’ont bien aidé pour préparer et ajuster la fameuse planche du propulseur. Ils se sont aussi assurés que mon organisme était toujours correctement approvisionné en Ricard et en chips. Bref, un grand merci les amis !

Finalement, les deux semaines se sont plutôt bien passées, et voici un petit retour d’expérience :

  • Investissez dans une bonne ponceuse, ça fait une différence infinie
  • Sympathisez avec les grutiers (à Navy Services, c’est assez facile, ils sont très sympas !). Ca vous permettra par exemple de vous faire lever le bateau dans le travel-lift entre midi et deux pour descendre votre dérive
  • J’avais bien anticipé que le mistral risquait de lever de la poussière qui m’empêcherait d’appliquer l’antifouling (par chance il avait plu la veille), mais je n’avais pas pensé que celui-ci sécherait tellement vite qu’il me faudrait plus du double de peinture pour faire une couche. Je ne sais pas encore si c’est une bonne ou une mauvaise chose !
  • Pendant que votre bateau est à sec, observez le sous toutes les coutures et prenez plein de mesures et de photos. Si je l’avais fait la fois précédente, j’aurai pu répondre au grutier qui me demandait l’emplacement exact de mon hélice, j’aurais pu pré-commander mes anodes, j’aurai su comment était fixée la fameuse plaque de mon propulseur d’étrave, etc…
  • Les anodes sont un consommable comme un autre, il faut en avoir d’avance ! Attention, il y en a qui sont parfois planquées (comme celle de mon propulseur d’étrave) ou carrément manquantes (comme celle au bout de mon hélice, d’ailleurs à l’heure où j’écris ces lignes elle a re-disparu !)

Ca y est, tout est donc fin prêt, les grutiers viennent de lever le bateau qui passera la nuit sur le travel-lift. C’est l’occasion d’appliquer l’antifouling sous les patins des bers (inaccessibles jusqu’ici) avant la mise à l’eau le lendemain matin. Ensuite, direction Marseille (en voiture) pour récupérer les filles à la gare, puis cap sur les Baléares (en bateau). Sauf que ces deux semaines m’ont réservé une bien mauvaise surprise : les patins ont fait des trous dans la coque ! En fait, le caoutchouc est tenu par quatre gros boulons qui se sont retrouvés assez mal positionnés et qui se sont enfoncés de plus d’un demi-centimètre ! Dans le meilleur des cas, ce n’est que l’Epoxy qui a pris, mais il va falloir réparer et ça ne me dit pas où vont dormir Sarah et Elaya. Finalement, le chantier dispose de deux petits apparts à louer à la capitainerie et ils en mettent gentiment un à notre disposition tout en prenant en charge la réparation qui s’avère très superficielle  ; c’est un mal pour un bien puisque ça m’a donné cinq jours de plus pour finir mes bricolages !

Nous voici donc à l’eau, à couple de Huapaé (le voilier de Steph et Céline),  occupés aux derniers préparatifs avant notre première vraie traversée en famille et en solo. Leur bateau est beaucoup plus rapide que le nôtre (même taille, mais deux fois moins lourd, des voiles neuves, une quille relevable, il n’y a vraiment pas photo), mais nous avons tout de même prévu de faire la route ensemble. Si tout va bien, nous partirons avec la seule météo qui nous permettra de ne pas trop être distancé (plus de 20 nœuds au portant avec un peu de houle). Prochain article a 200 Miles au Sud !

 

 

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